
Les détaillants américains en avance sur le Canada au sujet des substances toxiques
BARBARA MCELGUNN
DEPUIS PLUS DE dix ans, des études de biosurveillance humaine mesurent la « charge corporelle » de substances chimiques dans le sang, l’urine et les cordons ombilicaux fœtaux aux États-Unis et au Canada. Ces études portant sur l’ensemble de la population détectent constamment la présence de nombreuses « substances chimiques préoccupantes » (SCP) dans notre organisme, signe d’une exposition chronique et continue.
Les sources de cette exposition sont hélas trop répandues. Bien que banni des biberons, le bisphénol A entre encore dans la fabrication d’autres produits de consommation, y compris les reçus de caisse. De nombreuses substances chimiques comme les ignifugeants peuvent se retrouver dans la poussière domestique. Nos aliments contiennent des résidus de phtalates et de pesticides, et ainsi de suite.
Un lien a pu être établi entre certaines SCP et de nombreux effets et conditions néfastes pour la santé. De plus, la combinaison de plusieurs substances chimiques fait courir d’autres risques encore largement inconnus. Or, malgré l’accumulation des preuves scientifiques corroborées de ces impacts sur la santé, les autorités de réglementation ont été très lentes à agir et, lorsqu’elles interviennent, elles appliquent souvent un double standard déconcertant.
Au Canada, les entreprises et les organismes de réglementation semblent exiger une preuve concluante de la nocivité d’une substance chimique pour l’être humain ou l’écosystème avant d’en restreindre considérablement l’usage ou de l’interdire. Par contre, des milliers de substances chimiques ont été mises en marché sans tests de sécurité ou presque. De plus, on demande certes des données toxicologiques limitées dans le cadre de l’approbation de nouveaux produits chimiques, mais uniquement lorsque ces substances sont destinées à être produites en grande quantité.
Cette réglementation en douceur est particulièrement préoccupante lorsqu’elle s’applique aux perturbateurs endocriniens, substances chimiques présentes dans une vaste gamme de produits de consommation et susceptibles de dérégler les systèmes hormonaux très complexes du corps et ce, même à très faible dose, notamment durant les stades critiques du développement embryonnaire et fœtal avant la naissance. On a pu établir un lien entre ces substances et de nombreux effets nocifs, touchant notamment les systèmes métaboliques (obésité et diabète), le développement du cerveau et les cancers du système reproducteur. Ces substances devraient être considérées dangereuses quel que soit le niveau d’exposition.
En réaction aux inquiétudes des consommateurs, des détaillants américains et européens demandent aux fabricants et aux fournisseurs de retirer les SCP de la chaîne d’approvisionnement de leurs produits. Tous les consommateurs profiteront de l’application systématique de telles politiques à l’échelle mondiale. Par exemple, IKEA a indiqué qu’elle retirait des substances chimiques comme le chlorure de polyvinyle et les ignifugeants bromés de l’ensemble de ses produits partout dans le monde. Cependant, dans la plupart des cas, les politiques des entreprises ne sont pas uniformes d’un pays à l’autre et il est souvent difficile de savoir exactement où elles s’appliquent.
Aux États-Unis, la campagne Mind the Store, menée par la coalition Safer Chemicals Healthy Families et l’Environmental Defense Fund, a incité des entreprises à se doter de politiques d’élimination des substances chimiques dangereuses et de promotion de solutions de rechange plus sûres. De la même façon, le projet Chemical Footprint fournit aux entreprises américaines et canadiennes un outil d’évaluation en ligne pour mesurer l’utilisation de substances chimiques néfastes dans leurs produits et lors du processus de production.
En 2013, Walmart a lancé une politique de promotion de la chimie durable dans les produits consommables. Ce détaillant américain a publié une liste de huit substances chimiques préoccupantes qu’il affirmait vouloir éliminer en tout ou en partie des produits d’hygiène personnelle, de papier, de nettoyage, pour animaux domestiques et pour bébés qu’il vend (environ 90 000 articles fabriqués par 700 sociétés). En avril 2016, Walmart a annoncé avoir réduit de 95 % le volume des substances chimiques de sa liste très prioritaire présentes dans certains produits vendus dans ses magasins américains, et de 45 % celui des substances chimiques figurant sur une liste prioritaire plus étendue.
Un autre détaillant américain, Target, a publié récemment une politique relative aux substances chimiques prévoyant notamment l’élimination progressive des phtalates, de l’éthoxylates de nonylphénol, des parabènes, de la formaldéhyde et des libérateurs de formaldéhyde de tous les produits formulés d’ici 2020. Cette politique visera les produits de beauté, de soins pour bébés, d’hygiène personnelle et de nettoyage domestique. De plus, Target s’est engagée à éliminer progressivement les produits chimiques perfluorés et les ignifugeants des textiles (vêtements, tapis et meubles rembourrés) d’ici 2022.
Parmi d’autres exemples, les pharmacies CVS ont annoncé le retrait de trois catégories de substances chimiques dangereuses de leurs produits de beauté et d’hygiène personnelle de marque maison d’ici 2019, Johnson & Johnson a retiré le formaldéhyde de ses produits pour enfants et Unilever a annoncé qu’elle divulguera la liste auparavant cachée des substances chimiques présentes dans ses parfums.
À partir des données accessibles en ligne, il est difficile voire impossible de savoir si les homologues canadiens de ces grandes entreprises prennent des précautions semblables. En 2013, Loblaws a retiré les colorants et les arômes artificiels de ses produits le Choix du Président et certaines chaînes canadiennes de restauration rapide se sont dotées de politiques sur les méthodes d’élevage des animaux dont elles tirent leurs aliments. Cependant, de tels exemples d’entreprises dévoilant des renseignements clairs à ce sujet sont rares au Canada.
Bien des gens présument que leur « charge corporelle » de substances chimiques provient principalement de cheminées d’usine, de tuyaux d’échappement et d’autres sources de pollution évidentes. Nous devons commencer à accorder la même importance à notre exposition aux substances chimiques présentes dans nos milieux de travail et à la maison, qu’elles passent des meubles à la poussière domestique ou qu’elles entrent dans la composition des produits d’hygiène personnelle d’usage quotidien.
Des groupes environnementaux, médicaux et de santé publique font pression sur le gouvernement fédéral pour qu’il renforce le système de réglementation des substances chimiques dans le cadre de la révision en cours de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement. D’ici à ce que ce soit fait, vu l’extrême lenteur du processus réglementaire, les détaillants canadiens feraient bien de suivre l’exemple de leurs homologues américains en se dotant de politiques de réduction du fardeau chimique pesant sur notre organisme, de manière à ce que les enfants aient plus de chances de vivre et de se développer en santé.
Barbara McElgunn est conseillère en politique de santé auprès de l’Association canadienne des troubles d’apprentissage.
MONITOR
Vol. 24, no 5, page 53
The Monitor est publié six fois l’an par le Centre canadien de politiques alternatives.